Lettre d'un autre Âge



(Publiée dans la nouvelle édition du livre Sept Jours en Inde,
une lettre à Frédéric de Towarnicki, où Satprem tente de dire
cet Inconnu de demain auquel il se consacre tout entier.)




   16 juillet 1998


    Cher Frédéric, bien cher,
    Oui, vous êtes resté très présent dans ma conscience, vivant, et je sens cette vie dans votre courage créateur encore et en dépit de tout, comme si vous étiez . Peut-être sommes-nous dans ce même « là » qui compte dans la vie, et il n'y a pas trente-six choses ni tant d'êtres, un immense point d'être où tout tient et se tient. C'est très poignant à vivre, et difficile. En vérité je vis une étrange chose, inconnue dans une peau d'homme, et c'est cela qui m'oblige à vous décevoir alors que j'aurais tant aimé vous faire une joie. Je ne peux plus rencontrer « normalement » quiconque, je suis physiquement écrasé par une Puissance inconnue des hommes mais qui est en train de bâtir celui que nous serons. Je ne peux même pas parler intelligemment ni guère me mouvoir sous ce poids (ou dans ce poids), c'est comme de l'autre côté de nos tombes, et comment vivre hors de ce que nous sommes physiologiquement et de par nos millions d'années animales ? Chaque jour, et vraiment chaque heure, je m'étonne comme dans un perpétuel miracle invivable mais qui se vit quand même, oui c'est une sorte d'impossibilité qui se veut possible — et ce n'est pas moi qui veut ! Ça m'est tombé dessus comme une cataracte, mais d'aucune eau : c'est un autre air qu'il faut respirer et respirer sans qu'on y puisse rien, c'est tout déclenché, et peut-on s'arrêter de respirer une minute sans tomber par terre !? Alors c'est perpétuellement une sorte de chaos entre la mort de la vieille vie et cette autre Vie qui n'a pas de mots ni même de moyens de vivre — c'est le Moyen même qui est en train de se créer sur le vif ! C'est le prochain « homme », ou le prochain être sur la terre qui est en train de se fabriquer, et dans quoi cela peut-il se fabriquer sinon à travers toutes les contradictions et négations de notre vieille carcasse périmée ? Ça ne se passe pas « là-haut », dans les immensités de la conscience, ça se passe ici, dans cette peau, où il faut faire entrer malgré elle cette Immensité même. Pardonnez-moi, mais je ne peux dire que des choses peu cohérentes. C'est très fabuleux et en même temps terrible — une grâce de pouvoir tenter de vivre cela au milieu de notre vieux monde qui croule. Voilà, pour vous je tente de dire, et j'ai plus d'une fois tenté de dire cet Inconnu de demain — il faut bien que ça commence quelque part, et quelle part, quel point de matière est-il séparé du reste ? On vit ou on essaye de vivre tous les corps en un. C'est trop pour un petit bonhomme, mais il faut bien continuer — c'est tout déclenché comme un « cataclysme » terrestre, c'est inévitable et inexorable et miraculeux. On y va, tous.
    Que puis-je dire pour votre jeune et sympathique ami ? aventurier… J'ai vécu la forêt vierge, mais l'Inde est ma plus grande aventure et j'y ai découvert non seulement ma propre forêt vierge mais celle du monde et des siècles qui ont engendré ce que nous sommes devenus, et dans cette sublime Négation du vrai-grand large libre, j'ai trouvé la clef même de ce qui ouvre les portes sur l'avenir de la Terre. C'est épouvantable à vivre, comme de défaire des siècles de camp de concentration, et puis… le grand Air… inimaginable et très irrespirable dans une vieille peau de singe.
    Il faut que votre nouvel aventurier trouve sa propre énigme et son propre Mystère, et sa propre clef puissante — cela qui PEUT. On ne peut pas « 
dire » cela : il faut creuser dans sa propre peau et sa propre peine. Mais il n'y a qu'un Sens : c'est la Joie qui nous appelle, c'est la vraie Vie qui nous appelle, et qui est déjà là sinon nous ne la chercherions pas. L'Évolution, ça se fabrique sur le vif — on ne sait rien d'avance : ça se fait avec chaque pas et dans le noir. Mais il y a « quelqu'un » au fond qui sait, et qui pousse.
    Je vous embrasse de tout mon cœur et je suis bien triste de vous décevoir. Je vous souhaite tout le meilleur de ce que vous êtes.
    On ne se quitte pas

Satprem


P.S. Si votre jeune ami peut lire Sri Aurobindo ou L'Agenda de Mère, il entrera en contact physique avec la Source de demain.









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