(Satprem, au travers d'André Velter, qui avait publié un article
sur son livre
La Révolte de la Terre, dans le journal le Monde,
s'adresse en fait à la France.)

 

11 novembre 1992



    Cher Monsieur... de France,
    Je ne sais ce qui me pousse à vous écrire, pourtant j'avais lu la « critique » que vous aviez faite de mon dernier livre, La Révolte de la Terre, et j'y avais senti une compréhension à laquelle je ne m'attendais pas, non ce n'est pas au « critique » que je voulais écrire, mais à une intelligence. Je vis très loin de France, depuis des années, et isolé, sans souci des « succès », mais avec un si profond souci de la France vraie, celle que j'ai connue, ce qu'on appelle l'« intelligence française », si moquée, mais ce qui fait qu'une nation, parmi tant d'autres, a un rôle spécial dans la Destinée de la Terre, comme l'Inde en a un, comme chaque individu vrai devrait en avoir un, non pas une fonction sociale ou politique, mais une expression de la conscience terrestre en quête de ce qu'elle a toujours cherché à travers des ruines, des massacres ou des Beautés — des souffrances, beaucoup de souffrances, et pour quoi ? Pendant quelques siècles ou nos brèves décades, on enferme cette quête dans un édifice ou un autre, une philosophie ou une autre, et puis quelques scintillements de Beauté qui nous portent sur ce vaste océan insondable de la vie — mais la vie, pour quoi ? toujours démolie et à refaire, comme le ressac sur nos plages. C'est peut-être très joli, aussi, en poésie. Mais qu'en pense une bernique ? Qu'en ont pensé tant de petits chapeaux pointus et divers qui ont traversé notre Histoire, démolis à leur tour ou démolisseurs ? Quel est ce Destin ? Se pourrait-il qu'avec l'Homme, nous arrivions au point historique où ce Destin peut changer et l'Homme se remodeler lui-même au lieu de succomber à quelque vague fracassante, une fois de plus ? C'est pourquoi je me tourne vers la France, celle que j'ai toujours aimée dans sa lucidité et sa clarté d'esprit — et il me semble que si une nation humaine peut saisir le Sens de cette destinée, que nous appelons « évolution », et le pouvoir, la clef puissante de ce formidable Déroulement des Âges, elle pourrait, cette nation, aider mieux le reste de la fraternité humaine sur son chemin chaotique et de moins en moins « humain ». En vérité, je ne pense qu'à deux pays dans ce rôle d'« éclaireur » : à la France et à l'Inde.
    Et je m'adresse à vous, je ne sais pourquoi. J'avais un jeune frère que j'aimais beaucoup, une rare intelligence et une finesse de cœur — à lui, j'aurais écrit. Il s'est suicidé.
    C'est le suicide de notre espèce que je regarde. J'ai, moi-même, bien failli me suicider après avoir traversé l'horreur des camps de concentration. C'est pourquoi je comprends, si profondément. C'est pourquoi j'ai frappé à tant de portes, et aux miennes, d'abord, pour savoir ce qu'il y avait dans ce ventre de l'Homme, dans ces millénaires. J'aurais pu disparaître joyeusement dans la forêt vierge, comme un rebelle de plus — mais c'était TOUT l'homme qui me sautait à la gorge, comme si cette Négation même, survécue, me donnait à la fois une responsabilité, un peu terrifiante, vis-à-vis de moi-même, et un droit de savoir — ou de mourir. Comme une suprême question vivante devant la suprême négation.
    On ne peut pas dire « j'ai trouvé », mais on peut dire « j'ai marché » — et je continue, je continuerai jusqu'à ce que cette mort hideuse ait livré son secret plein et entier, son Tunnel secret sur autre chose, ou alors on reste sur la vieille horreur jamais dénouée, et on recommence. Mais il n'y a plus le temps de « recommencer », et n'est-ce pas le moment même de trouver le Secret de la vie — et de l'Homme et de ces millénaires de peine — dans ce qui fut toujours sa Négation, la Mort, et parce que, jamais résolue, jamais affrontée, cette Négation même nous a voués à une fausse vie et à de faux moyens de vivre. Les Égyptiens aussi avaient cherché, mais ils se sont servis de leurs découvertes pour pactiser avec la Mort — c'est ce qu'ont fait toutes les religions après eux, heureux s'ils n'ont pas fait un commerce de leurs découvertes. C'est ce que notre « Science » a fait, en plus sordide, alors qu'elle avait tous les moyens de creuser le « tunnel » un peu plus loin — il lui manquait une autre dimension, bien que l'honnêteté ne lui ait pas manqué. Alors... alors nous débarquons dans un univers encore plus hideux où de grotesques acides désoxyribonucléiques ont singé les secrets de la vie, et nous ont dispensés, une fois de plus, d'aller voir plus loin — Molière et ses clystères avait plus de sens et plus d'intelligence humaine.
    Le résultat de cette demi-connaissance, de cet abîme entre le « côté des morts » et le « côté des vivants » — ce Mur plutôt, béni par les religions et consacré par la Science —, nous a précipités (fructueusement peut-être) dans une demi-humanité privée de son sens évolutif, privée de ses propres facultés, tel un énorme paralytique qui n'attend plus son espoir que du salut des religions ou des bienfaits de la science, et qui bée tout d'un coup devant le Sauvage retrouvé parce qu'elle n'a pas trouvé l'Homme qu'elle est ni le secret de sa vie qui est le secret de sa mort.
    Et pourtant cette suprême Négation de tous nos efforts terrestres doit contenir sa suprême clef terrestre. Si l'histoire a commencé avec une toute petite cellule, cette même petite cellule doit contenir sa clef et son pouvoir — on peut y ajouter des philosophies et des chapeaux divers, mais le pouvoir même est là où il a commencé. Nos faux pouvoirs s'écroulent pour nous amener — faudra-t-il d'autres camps de concentration pour que l'Homme s'éveille de son Horreur ?
    Le vrai « humanisme », maintenant, ne serait-il pas d'aller là où ni les religions ni la science n'ont osé aller ?
    Un homme doué de ses propres facultés.
    Voltaire m'aurait compris, et Molière, et certainement Socrate, mais l'ensemble humain n'était pas encore arrivé au point de sa Destinée, comme on l'est, un jour, nu et glacé, sur une place d'appel — d'appel, oui.
    Et qu'est-ce qui appelle, finalement ? Sinon un corps. Avec ses mêmes peines d'il y a des millions d'années et sa même connaissance ignorée — moins ignorée des oiseaux et des bêtes que de nous — et son même pouvoir enfoui et qui CRIE ce qu'il ne sait pas dire mais qu'il sait pouvoir faire... un formidable pouvoir de changer sa situation terrestre.
    Nous n'avons jamais été assez nus pour le savoir.
    Nous avons coiffé un énorme chapeau mental, qui était très utile pour nous amener à réfléchir notre situation et à découvrir notre propre pouvoir — celui qui a mis en route toute notre histoire — mais nous nous en sommes servis pour inventer de faux moyens et recouvrir encore plus ce qui est .
    On peut aussi faire de la « littérature », mais le peut-on encore longtemps dans cette situation terrestre étranglante ? Même Malraux m'aurait compris.
    Ce n'est pas la « morale » de l'homme qu'il faut changer — si elle est changeable — ce sont ses cellules qui ont été attelées, asservies, trop longtemps, à une besogne qu'elles savent pouvoir dépasser — mais pour cela, il faut que nous le sachions, au lieu de tripoter les gènes. Il faut orienter.
    Si l'Inde n'était pas engluée à copier les réussites croulantes de l'Occident, elle pourrait le faire, orienter. Mais l'Esprit de la France a toujours été capable de percer les fantômes et d'empoigner le levier de l'avenir.
    Pour cela, il y a une chose à savoir — et c'est ce que j'ai tenté de dire dans ce dernier livre Évolution II — c'est qu'un Mur Noir enveloppe notre corps et que ce Mur est traversable, et que, de l'autre côté de ce Mur, il y a une vie physique nouvelle et des facultés inattendues auprès desquelles nos « pouvoirs » humains sont des premiers jouets, qui deviennent trop cruels et menacent de tout détruire. Avec nous, le regard du monde grandit et des distances aussi grandes que celles qui séparent une algue aveugle d'un oiseau — nous n'avons encore ouvert que les yeux du Mental. Et nous serons sidérés lorsque se dévoileront ces autres yeux du corps et ces moyens d'au-delà de nos tombes.
    Allons-nous ouvrir les yeux ?
    Suis-je compréhensible ?
    J'aime la lucidité de la France autant que le cœur de l'Inde et je rêve d'un homme complet, enfin.
    Avec toute mon estime.

Satprem







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